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Itinéraire d’un Malgré Nous en BD

Philippe Collin se penche sur le passé de son grand-oncle alsacien et, pour sa première incursion dans la BD, signe avec le concours artistique avisé de Sébastien Goethals un album d’une rare puissance. Retour sur la création de cette BD à quatre mains.

Pourquoi avoir choisi la bande dessinée pour raconter cette histoire, plutôt qu’un livre ou un scénario de film ?

Philippe Collin : Alors j’ai deux réponses à cela ! La première c’est que je viens d’un milieu populaire et que mon premier accès à la littérature a été la bande dessinée. C’est comme ça que j’ai appris à aimer les récits.

Ma seconde réponse c’est que, aujourd’hui, c’est le médium le plus embrassant. Un gamin de 15 ans peut lire ce roman graphique, sa mère et son grand-père aussi. Et ce qui m’importe, c’est que les gens discutent de ce sujet entre générations. De nos jours, un ado est sur YouTube, sur son téléphone. Sa mère elle lit encore un peu des romans et son grand-père il est sur France 3 ou sur Arte mais ils ne partagent plus les mêmes médias. Tout est morcelé mais la bande dessinée, tout le monde en lit.

Sébastien Goethals : L’histoire de son grand-oncle tenait énormément au cœur de Philippe depuis des années. Il avait conscience, que pour sortir du schéma du journaliste parisien qui veut raconter sa petite histoire, il fallait trouver un moyen populaire pour transmettre cette problématique des « Malgré-Nous », très peu connue des Français dits « de l’intérieur ».

Je viens également de la bande dessinée populaire et je me suis toujours dit que j’aurais aussi des choses à dire, à écrire, quand j’aurais pris un peu de bouteille. Depuis mes débuts, c’est la seule chose que j’ai anticipé dans ma vie : être un dessinateur classique, acquérir les bases, de sorte que lorsque le moment sera venu, je raconterai aussi des histoires plus personnelles. Ça s’est concrétisé avec mon album précédent...

…qui coïncide aussi avec votre entrée chez Futuropolis…

Sébastien Goethals : Exactement ! Cette évolution de carrière consistant à prendre en main la partie du scénario et du récit et devenir un auteur complet entre guillemets même si je n’aime pas trop cette terminologie. Et, chose un peu étonnante, à partir du moment où on a envie de voler de ses propres ailes, il nous arrive les propositions les plus intéressantes. Ainsi, j’ai été très gâté par le livre qui m’est tombé dessus, Le manuel de survie à l’usage des incapables que j’ai adapté sous le titre Le temps des sauvages chez Futuropolis.

Et, deuxième cadeau, alors que je travaillais sur cet album, mon éditeur, Sébastien Gnaedig, recevait le scénario de Philippe écrit avec ses tripes et très hybride, dans lequel il y avait déjà énormément d’intentions qu’on a conservées. Il a ce talent inné de conteur et de dialoguiste mais tel quel qu’il se présentait, ce n’était pas encore un scénario de bande dessinée. Et le talent de mon éditeur Sébastien Gnaedig à qui je dois rendre hommage, c’est qu’il a parfaitement senti la complémentarité qu’il pouvait y avoir entre Philippe et moi. Philippe a été adorable, très, très généreux et pour une histoire aussi personnelle, je mesure à quel point il a pris lui aussi un risque fou en me confiant et en partageant cette histoire avec moi.

Philippe Collin : En fait, j’ai eu beaucoup d’opportunités pour faire des livres depuis quinze ans et j’ai toujours refusé parce que je ne trouvais pas l’intérêt autre que commercial ou existentiel d’ego rassasié, pour céder à ce genre de tentation. Je m’étais dit que le premier livre que je sortirais, je serai concerné. J’ai 43 ans, cet album m’a demandé quatre ans et demi de travail alors j’ai patienté et je suis très fier d’avoir tenu bon.

Vous étiez en totale synergie…

Sébastien Goethals : Oui, totale sur la vision de la bande dessinée. Je ne ferais pas de concession quant au plaisir de la lecture et celui de mettre en scène l’action, c’est l’aspect qui m’intéresse le plus dans mon métier avec la fluidité du récit. Ce qui nous intéressait dans ce projet c’était effectivement d’avoir l’élégance et le sérieux de Futuropolis d’une part, et d’autre part de viser un public large et friand de récits d’aventure, parce que même si c’est un sujet très sérieux, on l’a traité avec énormément de respect, mais on voulait que ce soit aussi un objet de culture populaire.

Vous avez déclaré avoir inventé la séquence du match de football pour expliquer la promotion de Marcel Grob. Est-ce la seule séquence que vous avez vraiment inventée ?

Philippe Collin : Non, il y en a d’autres. Il y a effectivement la séquence du match de football qui est fictive, mais aussi celle du partage de Tchekhov et de La Cerisaie. Le personnage du lieutenant est inventé mais il est basé sur des personnages ayant existé, tels les officiers SS dont parle Christian Ingrao notamment dans son livre Croire et détruire qui lisaient La Cerisaie de Tchekhov. Avec cette scène de La Cerisaie, je fais revenir l’humanité par la culture. Et toutes les scènes se déroulant dans le bureau du juge sont évidemment de la pure fiction !

Sébastien Goethals : Il n’y a aucun visage qui correspond à une personne réelle. Je n’ai vraiment utilisé de documentation que pour la partie Seconde Guerre mondiale. Je sais aussi l’exigence des amateurs d’Histoire, j’ai fait ce que j’ai pu pour être à la hauteur des enjeux. Le travail de la documentation sur la guerre est très compliqué, très mal référencé sur internet. Je suis revenu un peu aux fondamentaux, c’est à dire aux livres, la documentation sur Getty. Il faut savoir par exemple que l’uniforme nazi ce n’est pas un uniforme pour toute la guerre, ils ont changé plusieurs fois au cours de ces années, en fonction des divisions, de l’endroit où ils combattaient. L’uniforme c’est tout une science, je l’ai abordée avec le plus de sérieux possible...

J’ai lu que votre compagne était aussi issue d’une filiation d’incorporé de force et son père a également été incorporé de force aussi…

Sébastien Goethals : …oui et dès que j’ai communiqué que j’allais travailler là-dessus, j’ai énormément reçu de messages privés sur Facebook du style : « Je me suis retrouvé moi aussi du mauvais côté » etc. Pourquoi le lavis et pas le noir et blanc ou la couleur, pourquoi cet intermédiaire ? De la même manière que j’ai fait une mise en scène qui flattait le hors champ, je ne voulais pas exagérer la violence mais la suggérer. Je voulais mettre le lecteur dans la même position mentale que mon personnage, à savoir que lui aussi avait le droit de détourner les yeux.

L’usage du lavis permettait des flous en arrière-plan de ces scènes insoutenables et ces flous invitent le lecteur à projeter sa réalité, son imagination dessus. J’ai tout de suite vu la difficulté de visualiser ces scènes en lisant la première version du scénario de Philippe où il essayait de démontrer par le texte la violence d’un massacre. On a tous en tête ce que peut être un massacre, ça ne sert à rien de dire regardez, pour moi un massacre c’est ça. Et de cette réflexion sur le flou j’en suis venu à faire ce lavis qui est surtout présent en arrière-plan en fait, ce qui permet de la profondeur de champ. Ensuite, s’agissant d’un voyage, il fallait donner le sentiment du temps qui passe malgré tout et c’est pour ça que j’ai voulu isoler chaque séquence par un filtre qui donne une teinte liée à des émotions suscitées par les différentes séquences.

Philippe, vous êtes parti sur cette histoire à partir de la découverte de son livret militaire. Dans la mesure où vous n’avez pas eu l’occasion de l’entendre narrer lui-même son parcours, comment avez-vous fait pour le reconstituer ?

Philippe Collin : Alors deux choses, trois même ! La première, c’est qu’en 2012, le frère de mon père a récupéré un peu par hasard son dossier militaire d’instruction et son livret de Waffen SS qui est très précieux parce que la bureaucratie nazie est pointilleuse et consigne tout. À la fois le paquetage, les vaccins, les blessures, les déplacements, les unités, les localisations. Tout est consigné dans les codes d’abréviation. Les historiens ont créé une sorte de lexique, une traduction, c’est un livre assez épais, et quand on dépiaute cet objet on a déjà une trame, à la fois dans les dates, les lieux, et les faits. On sait quand il est blessé, on sait quelle blessure il a, on sait où il a été blessé, pour quelle raison, on sait quel équipement il a, on sait où il est en caserne, à quelle date, etc.

Deuxième source de renseignement : d’autres Waffen SS, Alsaciens incorporés de force ont aussi témoigné ce qui permet de recouper les informations.

Troisièmement, je suis allé partout où il est passé. Et là j’ai trouvé plein de choses. La caserne des SS à Bologne existe toujours, on peut la visiter. Aujourd’hui c’est devenu une cinémathèque ! Partout il subsiste encore plein de traces. Par exemple, c’est anecdotique pour les lecteurs mais pour moi c’est important : tous les fonds de décors dessinés par Sébastien, sont des structures réelles. J’ai envoyé des tas de photos à Sébastien au fur et à mesure de mon voyage. Donc voilà comment on a réussi à reconstituer son voyage... Après on a fait œuvre de fiction et de romanesque et quand il y avait des trous, j’ai rempli avec des idées que j’avais...

Par exemple le tatouage sur le bras gauche, c’est tout à fait réel, je n’ai qu’inventé un dialogue avec les trois gamins pour expliquer au lecteur ce que cela signifie. Je n’étais pas à Straslund en 44, ça c’est œuvre de fiction mais en revanche, toute la structure du voyage quant aux dates et aux lieux, c’est la pure réalité.

Cette expérience vous a-t-elle donné envie de remettre le couvert avec Philippe Collin pour un nouveau projet commun ?

Sébastien Goethals : Son statut et son talent lui permettrait très bien de se passer de moi, il pourrait travailler avec un autre dessinateur. Le fait est qu’on est devenus amis et qu’on est en pleine confiance l’un pour l’autre. Alors, oui, on va travailler sur un nouvel album en 2019 où Philippe sera seul au scénario cette fois mais il est encore trop tôt pour en parler. J’ai écrit moi aussi un scénario et je suis à la recherche d’un dessinateur pour l’illustrer vu que j’ai très envie de dessiner la prochaine bande dessinée de Philippe…

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Commentaire (1)

Merci Serge pour cette très belle interview autour d’une bande dessinée grand public transgenerationnelle qui explique certainement son très beau succès !

Le 18/11/2018 à 12h47