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Un Tango nommé Gran Cafe Tortoni

Dans un album de 112 pages, Philippe Charlot et Winoc rendent hommage à la culture tango et aux arts de la capitale argentine. Ils nous racontent comment sont nées les histoires croisées de Gran Cafe Tortoni.

Les histoires qui font l’Argentine

Pourquoi avoir choisi l’Argentine et plus particulièrement le Gran Cafe Tortoni comme lieu principal de l’intrigue ?

Philippe Charlot : J’ai fréquenté le Tortoni à une époque où son salon fumeur en était encore un et où je m’adonnais avec volupté à ce très vilain travers. J’adorai cette ambiance un peu désuète, cette impression d’être revenu à des temps révolus en Europe où les serveurs vous accueillaient, serviette blanche pliée sur le revers de leur manche, sûrs de la position qu’ils tenaient dans la hiérarchie des garçons de café. Quand tu as servi Carlos Gardel, Alfonsina Storni ou Jorge Luis Borges... tu regardes le monde avec le léger détachement de ceux qui en sont. J’y avais pris plein de notes, points de départ de ces histoires.

Comment avez-vous travaillé pour apprivoiser le mythe derrière les ors ?

Winoc : Le café Tortoni est l'un des lieux les plus touristiques de Buenos Aires, mais si nous avons pu contourner les stéréotypes qui s'y rapportent, je pense que c'est parce que nous ne traitons pas du tango directement, mais des valeurs et des émotions qui sous-tendent la culture tango. Nous parlons d'histoires qui font l'Argentine, et non pas de l'Argentine elle-même. Au niveau du dessin, j'ai toujours cherché, dans tous mes albums, à éviter la facilité, à trouver un angle particulier pour titiller la curiosité du lecteur. Et pour Gran Cafe Tortoni, j'étais bien épaulé par le scénario de Philippe dans cette démarche.

Philippe Charlot : Je connais bien Buenos Aires, j’y ai des attaches et je parle un assez bon espagnol, mâtiné d’un peu de lunfardo, la langue spécifique des porteños. Lorsque j’y suis, je ne me sens pas comme un touriste mais comme un cousin perdu de vue à qui il faut rappeler certaines vieilles histoires de famille. Ça ne rend les retrouvailles que plus passionnantes.

Votre expérience de musicien vous a-t-elle aidé ?

Philippe Charlot : La musique occupe une importante part de mon temps, elle rentre parfois en concurrence frontale avec mes activités de scénariste. Elle s’immisce aussi sournoisement dans ce que j’écris. Il y a toujours un moment où je suis tenté de joindre mes deux passions, ça a été particulièrement vrai dans ce projet : vu le sujet, j’ai pu la laisser faire. D’un point de vue technique, la musique comme la BD sont des activités de méticuleux !

Pourquoi avoir fait le choix d’un récit choral ?

Philippe Charlot : A une époque, les histoires courtes se pratiquaient beaucoup en BD. C’est un format proche de la nouvelle que j’aime beaucoup mais qui est complètement passé de mode, tout comme les nouvelles en France. Un récit choral en roman graphique, ce n’est jamais qu’une BD avec des histoires courtes. Bien sûr nous avons particulièrement soigné le fil rouge qui réunit toutes ces expériences de vies.

Winoc : Par son expérience de musicien-compositeur, Philippe a un rapport à la langue très particulier, à la fois synthétique, précis et poétique. Cette BD est née d'une série de nouvelles qu'il a écrites et que j'ai eu la chance de lire, des nouvelles au texte fort et déjà très illustratives. C'est cette écriture qui m'a tout de suite séduit.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette reconstitution mêlant vrai et faux ?

Philippe Charlot : Concernant Vasquez, j’aime beaucoup la fameuse phrase qui dit que le silence après Mozart, c’est encore du Mozart. En poussant le bouchon, on pourrait imaginer certains comédiens, des monstres sacrés, qui se présenteraient sur scène sans un mot. Ils ont une telle puissance évocatrice que je suis persuadé qu’il en sortirait quelque chose d’incroyable. Depardieu, Luchini, Bacri... assis silencieux pendant une heure, ce serait génial à observer. Pour le payador, cette idée d’un musicien venu de nulle part, ignorant du monde moderne (nous sommes dans les années 30), sûr de sa valeur et voulant se confronter à la plus grande vedette de l’époque, m’amusait beaucoup. Un jour, il disparaitra, comme il est venu. Heureusement que ce livre lui rend justice ! [Sourire]

Winoc : Le début de l'album joue effectivement avec les personnalités légendaires de Buenos Aires, et le lecteur trouvera quelques images au photographisme troublant : des images de foule dans les rues, une autre de Vasquez signant des autographes ou du Payador arrivant en ville. Tout cela a bien sûr pour but de mêler le vrai et le faux dans un seul et même récit. Certaines images sont effectivement tirées de véritables photos, comme le portrait de Borgès, d'autres sont des montages.

Représenter les Arts vivants

Comment avez-vous choisi les Arts et leurs représentations qui seront à l’honneur dans le récit ?

Philippe Charlot : Winoc a ce talent rare de savoir adapter son dessin aux exigences du récit. Il n’y a jamais aucune facilités dans son travail, mais ses prises de risques restent malgré tout très maitrisées, j’aime beaucoup cette façon de travailler. Elle permet de mener à bien un tel projet, un peu hors des chemins battus.

Winoc : Pour représenter le théâtre, via Vasquez, la mise en scène pointe vers une double-page qui était décrite dans le scénario de Philippe, et dans laquelle les images naissent des larmes du personnage. Il n'y avait plus qu'à composer cette double-page...

Pour le chant, porté par l'histoire de Magdalena, j'ai très vite eu l'envie d'intégrer une planche réalisée au pastel pour illustrer les paroles de la chanson « Mi noche triste ». C'est une envie que j'avais depuis mon précédent album, Le Postello, qui parle d'art et de Degas, maître du pastel s'il en est !

Enfin pour la danse, exaltée par Madame M., le choix d'une mise en couleur façon sérigraphie est venue pendant le travail de story-board, pour mettre l'accent sur les pas de danse et sur la sensualité qui s'en dégage.

Avez-vous fait des recherches particulières sur les postures ou les mouvements de tango pour les rendre en dessin ?

Winoc : Beaucoup de recherches, de photos, de vidéos et de tutos, mais aussi de musiques pour me mettre dans l'ambiance et pour ressentir le rythme et la charge émotionnelle de la danse : « Santa Maria » du Gotan Project ; la scène de tango dans le film Easy virtue, etc. Je me suis aussi renseigné sur l'histoire du tango pour mieux le comprendre, mais je n'ai pas pratiqué, je danse très mal !

Philippe Charlot : J’ai mitraillé le Tortoni dans tous les recoins à mes dernières visites, à l’intention de Winoc. Pour ce qui est du tango... on va s’y mettre !

Cet album joue beaucoup sur les formats de cases et les techniques de dessin, comment avez-vous conçu ce découpage ?

Winoc : Cette histoire est, comme vous l'avez dit, un récit chorale, et je souhaitais donner à chaque personnage une identité graphique particulière : une touche de pastel pour Magdalena, la lumière du blanc de la page pour le mime et à l'inverse, des masses noires pour El Ojo, etc... toutes ces idées sont venues au fur et à mesure du découpage, inconsciemment, à travers les lignes que m'envoyait Philippe et l'envie de renouveler sans cesse l'imagerie du récit.

Les grandes pages ont presque toutes été proposées par Philippe, et le reste est lié au format très libre du roman graphique. Nous avons débuté sur une base de 96 pages pour terminer avec un album de 104 pages dessinées plus un épilogue. Lorsque j'ai introduit la planche au pastel, que j'avais faite très en amont, j'ai trouvé la transition graphique un peu trop brutale et j'ai modifié mon premier découpage pour proposer sur la page précédente quelques images au pastel qui allaient préparer le lecteur.

La BD fait état d’un monde des Arts vivants qui semble glisser vers le passé : pourquoi avoir teinté ce récit de mélancolie, du rêve qu’on éteint ?

Philippe Charlot : C’est le propre de beaucoup d’histoires de semer un peu de mélancolie chez le lecteur, en tout cas pour celles que j’aime. Mais j’essaye toujours de ne pas tomber dans le larmoyant, de chercher l’émotion sans quitter une certaine légèreté. J’ai longtemps hésité sur la fin de cette histoire, le jeune (comme nous l’appelons avec Winoc) n’a même pas de nom, pas de passé. Il me paraissait amusant de lui créer une histoire juste en fin d’album, sur deux pages, un échange de deux lettres. J’ai failli ne pas mettre la deuxième, mais elle me faisait rire quand je la relisais pendant les corrections... Je ne regrette pas, certains lecteurs m’en ont parlé, dans un sourire.

Maintenant que Gran Cafe Tortoni est sorti, avez-vous d’autres projets, ensemble ou séparément ?

Nous avons l’envie de travailler ensemble sur un nouveau projet... une comédie sociale, peut-être. Reste à faire coïncider nos agendas... il y aurait une fenêtre de tir pour juillet 2019, ça laisse le temps d’y réfléchir et de s’y préparer.

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