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L’Histoire n’est jamais simple

Depuis quelques années, Nicolas Juncker revisite l’Histoire à la pointe de son crayon, ne manquant jamais une occasion de réinventer la narration en bande dessinée. S’attaquant à la rivalité qui opposa Elizabeth Tudor et Marie Stuart, il signe avec La Vierge et la Putain un magnifique double album qui souligne les parallèles entre leurs destins. Nicolas Juncker revient avec nous sur cet exercice de style !

L’Histoire au service du récit

Comment vous est venue cette idée de deux albums parallèles ?

Nicolas Juncker : Un ami m’avait donné la biographie de Marie Stuart par Stefan Zweig, dans laquelle celui-ci parle de l’étrange similitude inversée entre elle et Elizabeth Tudor, reine d’Angleterre. On a commencé à imaginer cette idée de double album, sur le ton de la discussion de comptoir pas très sérieuse. Et puis en y repensant quelques jours plus tard, je me suis dit que c’était à creuser !

Faire correspondre les deux biographies, c’était compliqué ?

Les vies de Marie Stuart et d’Elizabeth Tudor s’y prêtent très bien, ça n’était pas forcément très difficile. On peut mettre l’Histoire au service du récit si besoin. On peut faire ce que l’on veut des éléments biographiques : on peut en occulter certains, en grandir d’autres, les réinterpréter, etc. Lorsque l’on lit une fiction ou une biographie sur Marie Stuart, Elizabeth apparaît comme la « grande méchante » et inversement !

Comment avez-vous fait votre choix dans les éléments biographiques ?

Je ne me suis pas vraiment posé la question. Dans une œuvre de fiction, dans la biographie très partisane de Stefan Zweig ou encore dans une biographie universitaire, il y a toujours interprétation. J’ai essayé de faire un kaléidoscope général. Je voulais des narrateurs de tous les bords pour avoir plusieurs points de vue.

Les deux ont chacune leurs côtés troubles : pour Elizabeth Tudor, c’est son image de reine vierge qui a fait beaucoup fantasmer de son époque à maintenant: j’ai voulu rester sobre et ne pas donner de réponse. Chaque lecteur peut faire son choix. Stefan Zweig à l’inverse, part bille en tête en expliquant qu’elle a une malformation vaginale et en donne des détails très crus.

Quant à Marie Stuart, elle fait assassiner son deuxième mari avec la complicité de son amant. On peut sombrer dans le côté romantique en l’expliquant par l’amour fou, comme l’a fait Zweig, ou dans le côté shakespearien qui décrit une Marie Stuart insensible et calculatrice. J’ai essayé de louvoyer entre ces différentes versions, en essayant de montrer que ces explications pouvaient toutes être valables et que certaines pouvaient même cohabiter. L’Histoire n’est jamais simple !

Quelles contraintes avez-vous découvertes pendant l’écriture des albums ?

Assez peu je dois dire. Par exemple, j’ai mis de côté tout un pan de la vie et du règne d’Elizabeth Tudor. Or son règne est loin de se résumer à sa rivalité avec Marie Stuart ! J’ai dû mettre bien des aspects en sourdine pour faire ressortir ceux dont j’avais besoin. Cela fait partie des contraintes, mais il n’y pas vraiment d’alternative lorsque l’on écrit une histoire en miroir. Il faut jongler avec les éléments, les adapter à la forme que l’on veut donner au récit !



Vous considérez ce double album comme un exercice de style ?

Il y a un côté démonstratif, avec toutes les limites que ça peut avoir. Si je voulais faire une vraie biographie, il me faudrait des pages en plus et une prise de position affirmée. Il faut d’abord le lire comme un divertissement ludique, le côté miroir c’est un peu la cerise sur le gâteau pour ceux qui aiment ce genre de construction !


L’échec dans la victoire

Quel bilan tirez-vous de cette période historique ?

Je pense que le règne d’Elizabeth n’est pas une parenthèse. Je n'irai pas non plus jusqu’à tirer un bilan, mais je pense qu’elle et Marie Stuart  ont fait des choix qui les ont menées à des échecs dans leur victoire. Elizabeth arrive à se maintenir sur son trône, mais c’est le fils de Marie Stuart qui lui succédera. Marie Stuart se voyait reine absolue, mais son fils héritera de cette envie et finira par la mépriser.

Il y a un côté assez cruel : l’échec est intrinsèque aux conditions de leurs victoires. C’était de toutes façons une époque où il était très difficile pour les femmes de triompher politiquement : elles n’avaient que très peu de marge de manœuvre, qu’elles se marient ou non. Il n’y avait pas d’issue entièrement positive pour elles.

Vous avez fait le choix de ne pas adopter un registre de langue trop vieilli, pourquoi ?

C’était compliqué pour moi d’écrire à la manière de l’époque et cela n’aurait pas ajouté grand-chose. C’est forcément très ampoulé, or je voulais un côté comique et outrancier, très vulgaire.

J’ai choisi de faire parler mes personnages de manière anachronique, ce qui fonctionne mieux en termes de fluidité du récit. On est obligés de penser aux lecteurs et à la façon dont ils perçoivent le contexte d’une époque. Je me souviens par exemple que j’avais commencé à écrire mon précédent album, D’Artagnan, avec les canons de beauté d’époque. Or dans la première scène, d’Artagnan croise Milady et, sans un mot, en tombe amoureux. C’est triste, mais ça aurait été difficile de faire comprendre cela au lecteur de 2015 si Milady correspondait aux canons de beauté de l’époque.

À l’inverse vous présentez le texte original de leurs correspondances....

Ces deux femmes aux destins liés ne se sont jamais rencontrées. Leur seul mode de communication est donc le courrier. Elles arrivaient à se parler sans intermédiaire, avec tout ce que cela suppose d’arrières pensées, d’hypocrisie, de tromperies et de mensonges. D’un point de vue narratif c’est aussi très pratique, parce que cela me permet en une page de raconter ce que j’aurais pu expliquer en 4-5 planches ! 


Graphiquement, comment avez-vous travaillé ce double album très particulier ?

Je n’ai pas l’impression de beaucoup faire évoluer mon style d’un album à un autre : j’ai essayé mais ma main refuse [rires]. Je garde donc ces visages très géométriques et stylisés, alors que mes décors restent semi-réalistes. En revanche, pour les couleurs et l’encrage, je change de technique à chaque album en fonction de l’ambiance que j’essaie de restituer. Ici, j’ai utilisé des encres acryliques, qui me permettent d’exprimer la richesse de la Cour.

Ces deux albums sont aussi divisés en séquences qui sont toutes travaillées en bichromie. Lorsqu’une séquence est en vert et bleu chez Marie Stuart, elle sera en bleu et vert chez Elizabeth. Au-delà de cela, il n’y a pas vraiment de logique : j’ai fait beaucoup de nuanciers pour trouver les couleurs qui colleraient à chaque séquence. Il y a aussi quelques mélanges malheureux, des planches que j’ai beaucoup retouchées sur Photoshop parce que l’originale est abjecte [rires]. Je voulais quelque chose de brillant et lourd qui exprime le faste.

Quelles ont été vos sources d’inspiration principales ?

La biographie de Marie Stuart par Stefan Zweig était mon point de départ. Après évidemment, beaucoup d’ouvrages spécialisés sur Marie Stuart et Marie Tudor, quelques documentaires. Mais dans l’ensemble, je n’ai pas eu de grande source d’inspiration.

Graphiquement, les BD de Brecht Evens au côté très tranché au niveau des couleurs m’intéressaient énormément. Elles m’ont beaucoup inspiré pour la bichromie des séquences. Mes premières recherches étaient plus proches de son style, mais n’est pas Brecht Evens qui veut, et le résultat était catastrophique [rires].

Quels projets pour l’avenir ?

Surtout des projets de scénario pour l’instant mais qui ne sortiront probablement pas avant 2 ou 3 ans donc c’est encore un peu tôt pour en parler. Ce sera toujours de l’historique en tous cas !

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