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Mauvais genre, l'album qui a révélé Chloé Cruchaudet

Déjà récompensée par plusieurs prix cette année pour sa BD Mauvais genre, Chloé Cruchaudet a reçu le Prix du public Cultura au festival d'Angoulême. Rencontre avec une auteure qui a le vent en poupe !

Une fascination pour la belle époque

Comment êtes­-vous venue à la BD ?

J'ai toujours voulu faire de la BD. En primaire, déchiffrer les bulles de Gaston Lagaffe était ma motivation pour apprendre à lire. Après le lycée, j'ai fait une école d'architecture pour rassurer mes parents, réticents à l'idée que je me lance dans le dessin. Je suis finalement partie pour faire l'école d'illustration Emile Cohl à Lyon, puis l'école des Gobelins, plus axée cinéma d'animation.

J'ai travaillé pendant 10 ans dans l'animation. C'était mon gagne­-pain, mais j'essayais en même temps de caser mes projets. Ça a mis longtemps avant d'être accepté... J'ai publié ma première BD assez tardivement finalement.

Votre dernière BD, Mauvais genre, a eu un grand succès et obtenu plusieurs prix. Comment l'expliquez-­vous ?

C'est le livre que j'ai eu le plus de plaisir à faire et, d'une certaine manière, ça doit se ressentir à la lecture. Et puis ce n'était pas du tout prémédité de ma part, mais il y avait des thèmes dans l'air du temps. Quand j'ai commencé l'album, la question du mariage homosexuel ne se posait pas encore. Mais c'est tombé à un moment où on se posait des questions sur le genre et c'est peut-­être aussi pour ça que ça a intéressé les gens. Ça tombe également pendant le centenaire de la Première Guerre mondiale, donc au bon moment. Mais c'est totalement de l'ordre du hasard.

 Mauvais genre est basé sur un fait réel, pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire ?

Ça fait un moment que ces questions m'intéressent : le genre, ce qui fait notre identité, l'éternelle question de savoir ce qui est inné ou acquis... On a ici l'exemple de Paul qui, par nécessité, a dû endosser une autre identité pendant 10 ans et dont les comportements se sont ancrés en lui. Quand il a dû réintégrer sa « vraie identité », son identité de femme lui a manqué... Toutes ces questions, savoir ce qui fait un homme, ce qui fait une femme, je n'y donne pas de réponse très claire, il n'y a pas de message, mais c'était passionnant à traiter.

 Avez­-vous essayé de coller à la réalité ou avez-­vous pris des libertés ?

J'en ai pris plein. Je me suis basée sur un essai historique, qui précise par exemple que Paul a déserté dès le début de la guerre. Moi, j'ai mis en scène les tranchées alors que cela intervient beaucoup plus tard. Les historiens racontent aussi que Paul, alias Suzanne, a été championne de France de parachutisme. Même eux ne comprennent pas comment, alors qu'il évoluait dans un milieu de prolétaires, il a pu approcher le milieu du parachutisme féminin. C'est bizarre. Tout ce qui est vrai n'est pas forcément vraisemblable.

Je l'ai donc mis de côté pour privilégier le rythme du récit et le fond de mon propos, qui était un questionnement sur l'identité. Je n'ai pas voulu faire quelque chose de très fidèle à l'histoire d'origine, je me suis détachée de ça.

Cette histoire se passe au début du XXe siècle, vos précédents albums à la fin du XIXe. Pourquoi cette période en particulier ?

Ce sont des périodes de tournant dans l'histoire. La fin du XIXe, c'est le début de la révolution industrielle : on croit que le progrès va améliorer l'Homme, les mentalités sont tout à coup bouleversées. Pour Mauvais genre, c'est un peu la même chose avec cette période d'entre­-deux­-guerres. Toutes les questions sur le patriotisme, la virilité, la place de la femme dans la société ont été mises à mal par la guerre. Ces périodes là sont très propices à faire des fictions.

Comment vous êtes­-vous documentée ?

Il y a beaucoup de documents sur la guerre de 14­-18, beaucoup de photos en noir et blanc sur l'entre­-deux-­guerres et il y a dans Paris des endroits qui sont encore dans le jus du Paris prolétaire de cette époque-­là. L'endroit où Paul et Louise habitaient a été rasé, mais à Belleville ou à Ménilmontant, on retrouve cette ambiance populaire. En me promenant j'ai fait pas mal de croquis.


Une artiste en perpétuelle évolution

Est-­ce que vous pouvez nous parler de votre technique de dessin ?

Cette fois-­ci, ça tranche par rapport à mes albums précédents. Mes planches ne ressemblent plus à un bel enchaînement de dessins. Ce sont des dessins épars sur des feuilles, que je recommence jusqu'à obtenir un dessin dynamique, vivant. Je privilégie ça plutôt qu'un joli dessin. Il y a des auteurs qui ont tout de suite la maturité de comprendre ça. Moi il m'a fallu du temps pour quitter ce côté bonne élève, trouver un trait qui fasse ressentir l'énergie, la violence.

On dirait parfois que ce sont des dessins vite faits, mais ça m'est arrivé de les recommencer plusieurs fois. Ces dessins épars, je les assemble sur ordinateur pour reconstituer des planches. Je dessine à l'encre de chine et à la plume pour les contours, mais tout le reste, le côté un peu fusain, c'est à l'ordinateur aussi.


Comment votre dessin et votre écriture ont-­ils évolué ?
Ida, l'une des premières séries de Chloé Cruchaudet

Ida, l'une des premières séries de Chloé Cruchaudet

Quand je regarde mes anciens albums, parfois je ne me reconnais pas. Mais ce qui me fait plaisir, c'est que dans les dialogues et l'histoire, là je me reconnais. Pour moi, c'est ça le principal. Le dessin n'est qu'un outil, ce n'est pas une finalité. La chose primordiale pour moi en BD, c'est le découpage et le scénario.

Dans un album, quand j'en suis à la phase du dessin, j'essaie de m'imposer un certain nombre de planches par mois. Par contre en amont, quand je travaille sur le scénario et le découpage, je n'économise pas mon temps. Je travaille jusqu'à ce que j'obtienne quelque chose qui me satisfasse, parce que c'est le cœur de l'histoire.

Quelles sont vos influences en BD?

Gus Bofa et les illustrateurs de cette veine et cette époque, qui faisaient des dessins pour L'Assiette au beurre par exemple, ils m'inspirent beaucoup. Plus actuels, j'aime Christophe Blain, Frederik Peeters, Franquin... Il y en a plein, mais c'est par période. Selon l'album sur lequel je travaille, ça m'arrive de relire certains plus que d'autres. Une fois terminé Mauvais genre par exemple, j'ai relu tous les Tardi sur la Première Guerre mondiale, comme C'était la guerre des tranchées qui est un chef d’œuvre absolu, inégalé et inégalable.

Quels sont vos projets ?

Pour le prochain album, je vais travailler avec le scénariste Thomas Cadène. Ce sera ma première collaboration. J'avais envie de faire cette expérience­-là, me concentrer juste sur la mise en scène, c'est déjà un boulot très créatif. Et il a écrit une histoire que je n'aurais pas été capable d'écrire. On suivra un couple de psychopathes dans Paris, de nos jours. Ça va être bien tordu, bien violent, mais pas dans la veine de Dexter avec une caricature du psychopathe, ce sera beaucoup plus subtil. J'ai hâte de m'y mettre et de traiter des choses inédites pour moi, comme dessiner des voitures, Paris avec ses panneaux de signalisation, ses lumières vulgaires, les publicités... Cet environnement graphique, ça va être un défi de le synthétiser, surtout que l'atmosphère a beaucoup d'importance dans ce récit. Comme j'habite Paris, je vais pouvoir me régaler à faire des croquis dans la rue !

Le Paris du XIX°siècle vu par Chloé Cruchaudet dans Ida.

Le Paris du XIX°siècle vu par Chloé Cruchaudet dans Ida.

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