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Histoires de jumeaux

Fabio Moon et Gabriel Ba sont, comme leurs pseudos ne l’indiquent pas, frères jumeaux. A quatre mains, ils ont déjà créé les mille et unes vies de l’aspirant écrivain de Daytripper et adapté la folie de L’Aliéniste. L’un finissant les phrases de l’autre, ils nous ont narré leur nouvelle histoire, celle de Deux Frères jumeaux qui se vouent une haine sans borne.

La force de la tragédie

Pourquoi avez-vous choisit ce roman de Milton Hatoum ?

Fabio Moon : Comme Deux Frères est un roman autour de frères jumeaux, la première idée de l’éditeur était de nous faire rencontrer l’auteur pour qu’on réalise l’adaptation de son histoire. J’avais déjà lu le roman à sa sortie et son adaptation me semblait très difficile en BD.

Gabriel Ba : Mais on l’a fait !


Comment avez-vous pour vous mettre dans la peau de ces deux frères qui se haïssent ?

Gabriel  : C’est un sacré défi, car la relation de ces deux frères est l’opposée de la nôtre. Ils ont aussi un rapport avec leur famille plus fort, plus intense, plus tragique que nous : on a beaucoup travaillé là dessus !

Fabio  : On sait que quand on est jumeaux, on est vu comme deux mêmes personnes. Dans l’histoire, la mère pense que les jumeaux sont la même personne…

Gabriel  : …  ont le même cœur…

Fabio  : … la même personnalité ! Nous deux, on aime les même choses même si nous avons aussi des différences. Et dans l’histoire, les jumeaux encore plus différents que nous deux.


Comment s’est agencée cette adaptation ?

Fabio  : Comme pour L’Aliéniste, on a fait cette adaptation, car on aime l’original. On veut faire découvrir cette œuvre à d’autres lecteurs…

Gabriel : On a travaillé seulement tous les deux. On a juste parlé avec Milton de certains points. On est allés à Manaus, où se passe l’histoire, et on a raconté à Milton nos impressions sur la ville pour les comparer aux siennes.

Fabio  : L’histoire de la famille qui se déchire, c’est une métaphore de la décadence de la ville. C’est pour cela qu’il était important pour nous d’y aller.

Gabriel : C’est une ville très isolée, au milieu de la forêt. La rivière sert de point d’entrée et de sortie de cet endroit. Aujourd’hui c’est un centre important de commerce, mais c’est tout : personne ne vient visiter la ville. Comme si elle était figée, perdue dans un autre temps.

Comment avez-vous orchestré votre mise en image ?

Gabriel  : C’est la part la plus difficile de l’adaptation. On veut faire une bonne BD, avec les caractéristiques de la bande dessinée, tout en adaptant le roman. Pour cela, on a lu et relu l’histoire originale pour savoir ce qu’on garde comme mots, ce qu’on transmet par l’image.

Fabio  : Dans le roman, c’est le père qui raconte au narrateur ses mémoires. Il y a beaucoup de non-dits qui nous laissent libres.

Votre trait s’est métamorphosé!?

Fabio  : C’est dû au style de Milton, très poétique, lié à la mémoire. On voulait un dessin en noir et blanc pour faire ressortir cet aspect. On doit faire beaucoup plus de choix que lorsqu’on fait de la couleur.

Gabriel  : Les personnages, plus simples, passent plus facilement les émotions. Il n’y a pas de détails pour distraire le lecteur des sentiments.

Fabio  : Chaque personne est comme un symbole de lui-même. Dans L’Aliéniste, on avait choisi l’ocre pour son côté passé et malade… Au fur et à mesure, cet ocre devient de plus en plus fort, comme la folie augmente.

Gabriel  : Les lecteurs de BD adorent la couleur mais nous on adore le noir et blanc pour sa poésie des lignes. Donc dès qu’on peut travailler ainsi, on le fait !

Oser choisir…

Et comment s’est fait votre découpage en chapitres ?

Fabio : On adore les chapitres qui nous permettent de raconter…

Gabriel : … avec des ellipses, c’est très dur à faire mais c’est génial !

Vous jouez aussi beaucoup sur le rythme…

Gabriel  : Pour cela nous faisons ensemble tous les croquis de l’histoire.

Fabio  : Notre scénario n’est pas écrit, c’est des croquis de toutes les planches avec les dialogues. C’est le moment où on fait tous les choix de l’histoire, celui de la durée des scènes notamment.

Gabriel  : C’est le moment le plus difficile mais celui que l’on aime le plus. Une BD change constamment de rythmes de lecture. On veut vraiment choisir le temps que le lecteur doit passer sur chaque case.

Et vous n’avez pas peur des cases épurées…

Gabriel  : Ca s’est fait naturellement, pour donner l’idée d’une grande étendue, vu que l’immense rivière est vraiment constitutive de la ville de Manaus.

Fabio  : Cette rivière est très importante pour la ville. Les cases avec tout ce blanc c’est pour donner l’impression de l’infini de cette eau : on sait où elle commence, mais pas où elle finit…

Gabriel  : Le monde de cette histoire s’arrête à la rivière. Plus loin, c’est l’imaginaire, le reste du monde : quand un des deux frères, Yaqub, part, il part pour un autre monde qu’on ne voit jamais. Même aujourd’hui, il y a peu de vols pour Manaus, peu de route.

Fabio  : Comme les habitants utilisent beaucoup la rivière, elle est vraiment le symbole de l’inconnu au bout du chemin !

Et vos exilés sont comme échoués à Manaus…

Fabio  : On ne peut pas échapper à cette réalité. Les immigrants arrivés ici ne peuvent pas repartir sans perdre quelque chose. Le personnage de Galib est rentré « chez lui », au Liban, et en est mort. Yaqub, en partant, a brisé la possibilité de faire la paix avec son frère. C’est Manaus qui est le lieu et le centre de l’histoire.

La perte semble être au centre de votre œuvre…

Gabriel  : La nostalgie du passé perdu nous intéressait dans ce roman. Dans nos livres, nous ne faisons pas le portrait du Brésil d’aujourd’hui, mais plutôt celui d’un rêve du Brésil, une sorte de vision romantique mais pas nostalgique.

Fabio  : Dans Deux Frères, la vision nostalgique de Milton s’est ajoutée à la nôtre. Tous ses romans parlent avec nostalgie des choses perdues avec le temps.

La question du choix semble d’ailleurs un élément fondateur.

Fabio : L’importance du choix parcourt tout notre travail. Aujourd’hui les gens peuvent vivre…

Gabriel  : … Sans choisir ! Beaucoup de gens vivent en se laissant porter...

Fabio  : Alors qu’il faut choisir : on ne peut pas tout avoir. Il faut prendre ses responsabilités !

Gabriel : Dans chaque histoire, nous avons différents choix. Dans Daytripper, on parle des bons choix, ceux qui nous font vivre les yeux ouverts. Dans L’Aliéniste et Deux frères, on raconte les mauvais choix qui poussent à des absurdités. On va bien sûr à l’extrême : dans Deux frères, tout le monde fait tout le temps les mauvais choix… C’est ce qui est tragique.

Et quel est votre prochain projet ?

Fabio  : Nous sommes en train de choisir. On est sur le prochain Casanova. On fait tout le temps un album qu’on écrit pour quelqu’un d’autre puis un projet qu’on crée ensemble, histoire d’avoir le temps pour choisir.

Gabriel : On est pas pressés, il faut déjà laisser le livre Deux Frères vivre ! On veut en parler maintenant que l’album est sorti.

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